l'horloge de la gare de Chartres

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vendredi 6 avril 2012

La planète des riches, par Gilda Fiermonte















Il m'a payée en retard, le patron, la période est très dure, plus tôt n'était pas possible, lui-même, parfois, ne se paie pas. Et je m'en serais foutue, car en lui j'ai confiance, si ce léger décalage n'avait transformé mon impécuniosité chronique en débit abyssal.
J'ai dû lui demander, à peine le chèque en main, si je pouvais courir le déposer.
Il avait par ailleurs besoin d'un livre en anglais, le détour entre ma banque et une librairie spécialisée n'était pas si grand, j'ai proposé de m'en charger. J'aime joindre l'utile à l'utile et éviter les dépenses d'énergie que l'on peut s'épargner.

Il faisait beau. 

Quoi qu'un peu froid.

Deux librairies anglaises se tiennent rue de Rivoli. Une fois réglé mon tracas financier, j'ai tout naturellement emprunté la rue du Faubourg Saint Honoré. Plus encore que l'avenue des Champs Élysées avant que d'y travailler (ou tout comme), c'est un de ces points de Paris où je ne vais jamais. 

En trois pas j'aborde un autre monde. Une autre ville. Une autre époque peut-être. Qui sait ?

Il y a cette zone protégée car tout contre l'Élysée. Comme au pied des prisons, le piéton est malvenu qu'on envoie d'autorité cheminer de l'autre côté. La précaution est légitime, il n'empêche que ça surprend lorsqu'on avance conscience tranquille et rêveusement.

Plus loin ces dames, vêtues avec recherche, ce qui ne veut pas dire élégance, perchées sur d'étrange souliers conçus pour tout sauf marcher, et qui font file devant une boutique comme pendant la guerre les bonnes gens pour leur pain. Marchand réputé d'escarpins.

Je n'ai jamais croisé dans ma vie que deux femmes "normales" (i.e. ni danseuses professionnelles au maintien parfait, ni mannequins anorexiques aux jambes interminables) que des chaussures perchées rendaient gracieuses et légères. Les autres, moi incluse si j'essayais, deviennent cousines podologiques des dames hippopotames de Fantasia   que leurs pointes n'allègent pas ni leur tutu n'affinent.

Une autre boutique s'orne d'une file d'attente, leur épargnant de me faire honte, j'ai détourné les yeux. 


La rue Boissy d'Anglas quoique dûment fermée par des barrières, accueille, semble-t-il, le tout-venant des piétons. Je m'y précipite : francilienne de longue date, ce n'est pas tous les jours à mon âge avancé, que je parviens à fouler les pavés, apparents ou recouverts, d'une rue jamais empruntée.  

L'impression de vacances m'a attrapée comme ça : j'étais en pays inconnu, dans une ville d'ailleurs, en Inde peut-être, un quartier chic, dans une ville écossaise, ou bien à Amsterdam si lointaine à présent (un seul week-end, bientôt 30 ans), mais sans doute ni Kiev ni Moscou, et malgré quelques jeunes touristes nippones qu'un gardien de la paix ose réprimander d'un geste pour une photo de leur hôtel qu'en sortant elles prenaient, certainement pas Tokyo.

Autour de moi, on parle anglais.

J'ai laissé le rêve s'agrandir, d'un voyage que j'effectuais avec l'homme de mes pensées. Fatigué par le périple, il m'attendait à l'hôtel délicieusement désuet où nous étions logés. J'arpentais donc seule la ville mais ça ne saurait durer. 
Il venait d'ailleurs de m'envoyer un message - un mail que j'ai reçu, dans l'étrange dimension de la réalité -, hélas sérieux et très concret. Le songe alors s'est achevé et ce qu'il abritait : le voyage imaginé.

Ce n'est soudain plus que Paris, bribe d'un quartier chic, que je n'avais jusqu'alors jamais explorée.

Sont apparus à froid les passants de cette rue très surveillée pour ce qu'ils étaient : des touristes au travail, chargés de sacs prestigieux, chacun représentant plusieurs trimestres de mon salaire, rien d'indispensable, jamais. Peu semblaient joyeux, pestant sans doute en leur for intérieur contre les limitations de circulation qui bloquent le passage des véhicules non motorisés ; ils souffrent sous le poids concret de leurs nouvelles possessions et sans vergogne je pense Bien fait !

Je ne suis pas capable de comprendre leur vie, pas davantage qu'eux de saisir la mienne et d'ailleurs aucun d'eux ne m'a regardée malgré mon allure inhabituelle (négligée ?) pour ces lieux étrangers.

Le chèque que je viens de déposer pour un mois d'efforts valeureux (mais heureux), ne représente pour eux que trois paires de chaussettes, quatre si elles sont d'été.
Mais la liberté, c'est moi qui l'ai. 
La place de la Concorde s'ouvre devant moi, j'ai cette course simple à faire, un vieux classique anglais ; rien ne pèse, ni ne presse. J'ai pourtant quitté vite  l'ancienne rue de la Bonne-Morue .
La planète des riches n'est pas l'endroit pour moi.



Gilda Fiermonte


*

J'ai connu Gilda par le Petit journal, puis nous sommes devenues amies. Je lui dois mon actuelle #viederelectrice, située dans le quartier dont elle parle ci-dessus, planète devenue le thème, on l'aura compris, de nos vases communicants d'avril. 
D'habitude, de cette vie je ne dis jamais rien. Cependant, s'il y avait un bien endroit où placer ce texte, c'était chez elle, évidemment - elle que je ne croise pas au hasard, entre Franklin Roosevelt et Saint-Philippe-du-Roule, mais au contraire rencontre chaque semaine dans un lieu bien précis : sa librairie. Je profite de ces vases co pour la remercier (de son accueil, de sa générosité, de son attention, de tout ce qu'elle sait...). Et remercier aussi, au passage, le passant de mon texte, homme d'italiques.

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